Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/16

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
6
RÉFLEXIONS

sonnages les plus graves qui aient jamais eu vie, je me hasarderai jusqu’à avancer que, non dans son entier, je ne l’oserais dire, mais dans beaucoup de ses pages qui ne sont peut-être pas les moins belles, l’histoire est un roman dont le peuple est l’auteur. — L’esprit humain ne me semble se soucier du vrai que dans le caractère général d’une époque ; ce qui lui importe surtout, c’est la masse des événements et les grands pas de l’humanité qui emportent les individus ; mais, indifférent sur les détails, il les aime moins réels que beaux, ou plutôt grands et complets.

Examinez de près l’origine de certaines actions, de certains cris héroïques qui s’enfantent on ne sait comment : vous les verrez sortir tout faits des on dit et des murmures de la foule, sans avoir en eux-mêmes autre chose qu’une ombre de vérité ; et pourtant ils demeureront historiques à jamais. — Comme par plaisir et pour se jouer de la postérité, la voix publique invente des mots sublimes pour les prêter, de leur vivant même et sous leurs yeux, à des personnages qui, tout confus, s’en excusent de leur mieux comme ne méritant pas tant de gloire[1] et ne pouvant porter si haute renommée. N’importe, on n’admet point leurs réclamations ; qu’ils les crient, qu’ils les écrivent, qu’ils les publient, qu’ils les signent, on ne veut pas les écouter, leurs paroles sont

  1. De nos jours un général russe n’a-t-il pas renié l’incendie de Moscou, que nous avons fait tout romain, et qui demeurera tel ? Un général français n’a-t-il pas nié le mot du champ de bataille de Waterloo qui l’immortalisera ? Et si le respect d’un événement sacré ne me retenait, je rappellerais qu’un prêtre a cru devoir désavouer publiquement un mot sublime qui restera comme le plus beau qui ait été prononcé sur un échafaud : Fils de saint Louis, montez au