Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/169

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donner, la responsabilité du combat devant naturellement retomber sur vous. »

Tous ces ordres donnés, le vieux ministre, toujours assis sur l’affût, appuyant ses deux bras sur la lumière du canon, et son menton sur ses bras, dans l’attitude de l’homme qui ajuste et pointe une pièce, continua en silence et en repos à regarder le combat du Roi, comme un vieux loup qui, rassasié de victimes et engourdi par l’âge, contemple dans la plaine le ravage du lion sur un troupeau de bœufs qu’il n’oserait attaquer ; de temps en temps son œil se ranime, l’odeur du sang lui donne de la joie, et pour n’en pas perdre le goût, il passe une langue ardente sur sa mâchoire démantelée.

Ce jour-là, il fut remarqué par ses serviteurs (c’étaient à peu près tous ceux qui l’approchaient) que, depuis son lever jusqu’à la nuit, il ne prit aucune nourriture, et tendit tellement toute l’application de son âme sur les événements nécessaires à conduire, qu’il triompha des douleurs de son corps, et sembla les avoir détruites à force de les oublier. C’était cette puissance d’attention et cette présence continuelle de l’esprit qui le haussaient presque jusqu’au génie. Il l’aurait atteint s’il ne lui eût manqué l’élévation native de l’âme et la sensibilité généreuse du cœur.

Tout s’accomplit sur le champ de bataille comme il l’avait voulu, et sa fortune du cabinet le suivit près du canon. Louis XIII prit d’une main avide la victoire que lui faisait son ministre, et y ajouta seulement cette part de grandeur et de bravoure qu’un homme apporte dans son triomphe.

Le canon avait cessé de frapper lorsque les colonnes de l’infanterie furent rejetées brisées dans Perpignan ; le reste avait eu le même sort, et l’on ne vit plus dans la plaine que les escadrons étincelants du Roi qui le suivaient en se reformant.