Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/195

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le Roi ; voilà. Et je n’aime pas les Bas-rouges, c’est tout simple.

— Ah ! tu m’appelles Bas-rouge ! reprit le vieux soldat : tu m’en feras raison demain matin. Si tu avais fait la guerre dans la Valteline, tu ne parlerais pas comme ça ; et si tu avais vu l’Éminence se promener sur sa digue de la Rochelle, avec le vieux marquis de Spinola, pendant qu’on lui envoyait des volées de canon, tu ne dirais rien des Bas-rouges, entends-tu ?

— Allons, amusons-nous au lieu de nous quereller, dirent les autres soldats.

Les braves qui discouraient ainsi étaient debout autour d’un grand feu qui les éclairait plus que la lune, toute belle qu’elle était ; et au milieu d’eux se trouvait le sujet de leur attroupement et de leurs cris. Le Cardinal distingua une jeune femme vêtue de noir et couverte d’un long voile blanc ; ses pieds étaient nus : une corde grossière serrait sa taille élégante, un long rosaire tombait de son cou presque jusqu’aux pieds, ses mains délicates et blanches comme l’ivoire en agitaient les grains et les faisaient tournoyer rapidement sous ses doigts. Les soldats, avec une joie barbare, s’amusaient à préparer de petits charbons sur son chemin pour brûler ses pieds nus ; le plus vieux prit la mèche fumante de son arquebuse, et, l’approchant du bas de sa robe, lui dit d’une voix rauque :

— Allons, folle, recommence-nous ton histoire, ou bien je te remplirai de poudre, et je te ferai sauter comme une mine ; prends-y garde, parce que j’ai déjà joué ce tour-là à d’autres que toi dans les vieilles guerres des Huguenots. Allons, chante !

La jeune femme, les regardant avec gravité, ne répondit rien et baissa son voile.

— Tu t’y prends mal, dit Grand-Ferré avec un rire ba-