Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/334

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doutent cette colossale ambition, qui ne tend pas moins qu’au trône temporel et même spirituel de la France.

Un murmure approbateur interrompit Cinq-Mars. On se tut un moment, et l’on entendit le son des instruments à vent et le trépignement mesuré du pied des danseurs.

Ce bruit causa un instant de distraction et quelques rires dans les plus jeunes gens de l’assemblée.

Cinq-Mars en profita, et levant les yeux :

— Plaisirs de la jeunesse, s’écria-t-il, amours, musique, danses joyeuses, que ne remplissez-vous seuls nos loisirs ! que n’êtes-vous nos seules ambitions ! Qu’il nous faut de ressentiments pour que nous venions faire entendre nos cris d’indignation à travers les éclats de la joie, nos redoutables confidences dans l’asile des entretiens du cœur, et nos serments de guerre et de mort au milieu de l’enivrement des fêtes de la vie !

Malheur à celui qui attriste la jeunesse d’un peuple ! Quand les rides sillonnent le front de l’adolescent, on peut dire hardiment que le doigt d’un tyran les a creusées. Les autres peines du jeune âge lui donnent le désespoir, et non la consternation. Voyez passer en silence, chaque matin, ces étudiants tristes et mornes, dont le front est jauni, dont la démarche est lente et la voix basse ; on croirait qu’ils craignent de vivre et de faire un pas vers l’avenir. Qu’y a-t-il donc en France ? Un homme de trop.

Oui, continua-t-il, j’ai suivi pendant deux années la marche insidieuse et profonde de son ambition. Ses étranges procédures, ses commissions secrètes, ses assassinats juridiques, vous sont connus : princes, pairs, maréchaux, tout a été écrasé par lui ; il n’y a pas une famille de France qui ne puisse montrer quelque trace douloureuse de son passage. S’il nous regarde tous comme ennemis de son autorité, c’est qu’il ne veut laisser en