Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/36

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arrivée en France, je jouais avec lui et la duchesse de Beaufort à Fontainebleau ; car il voulait, disait-il, me gagner mes pièces d’or et mes belles portugaises. Il me demanda ce qui m’avait fait venir dans ce pays. « Ma foi, sire, lui dis-je franchement, je ne suis point venu à dessein de m’embarquer à votre service, mais bien pour passer quelque temps à votre cour, et de là à celle d’Espagne ; mais vous m’avez tellement charmé, que, sans aller plus loin, si vous voulez de mon service, je m’y voue jusqu’à la mort. » Alors il m’embrassa, et m’assura que je n’eusse pu trouver un meilleur maître, qui m’aimât plus ; hélas !… je l’ai bien éprouvé… et moi je lui ai tout sacrifié, jusqu’à mon amour, et j’aurais fait plus encore, s’il se pouvait faire plus que de renoncer à Mlle de Montmorency.

Le bon maréchal avait les yeux attendris ; mais le jeune marquis d’Effiat et les Italiens, se regardant, ne purent s’empêcher de sourire en pensant qu’alors la princesse de Condé n’était rien moins que jeune et jolie. Cinq-Mars s’aperçut de ces signes d’intelligence, et rit aussi, mais d’un rire amer. — Est-il donc vrai, se disait-il, que les passions puissent avoir la destinée des modes, et que peu d’années puissent frapper du même ridicule un habit et un amour ? Heureux celui qui ne survit pas à sa jeunesse, à ses illusions, et qui emporte dans la tombe tout son trésor !

Mais, rompant encore avec effort le cours mélancolique de ses idées, et voulant que le bon maréchal ne lût rien de déplaisant sur le visage de ses hôtes :

— On parlait donc alors avec beaucoup de liberté au roi Henry ? dit-il. Peut-être aussi au commencement de son règne avait-il besoin d’établir ce ton-là ; mais, lorsqu’il fut le maître, changea-t-il ?

— Jamais, non, jamais notre grand roi ne cessa d’être