Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/387

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assez capable, se perd tout à fait dans mon esprit par ce trait ; je l’ai suivi des yeux, et, je te le demande, a-t-il fait un pas digne d’un véritable homme d’État ? Le Roi, Monsieur, et tous les autres, n’ont fait que se monter la tête ensemble contre moi, et ne m’ont seulement pas enlevé un homme. Il n’y a que ce petit Cinq-Mars qui ait de la suite dans les idées ; tout ce qu’il a fait était conduit d’une manière surprenante : il faut lui rendre justice, il avait des dispositions ; j’en aurais fait mon élève sans la roideur de son caractère ; mais il m’a rompu en visière, j’en suis bien fâché pour lui. Je les ai tous laissés nager plus de deux ans en pleine eau ; à présent tirons le filet.

— Il en est temps, monseigneur, dit Joseph, qui souvent frémissait involontairement en parlant : savez-vous que de Perpignan à Narbonne le trajet est court ? savez-vous que, si vous avez ici une forte armée, vos troupes du camp sont faibles et incertaines ? que cette jeune noblesse est furieuse, et que le Roi n’est pas sûr ?

Le Cardinal regarda l’horloge.

— Il n’est encore que huit heures et demie, mons Joseph ; je vous ai déjà dit que je ne m’occuperais de cette affaire qu’à neuf heures. En attendant, comme il faut que justice se fasse, vous allez écrire ce que j’ai à vous dicter, car j’ai la mémoire fort bonne. Il reste encore au monde, je le vois sur mes notes, quatre des juges d’Urbain Grandier ; c’était un homme d’un vrai génie que cet Urbain Grandier (ajouta-t-il avec méchanceté ; Joseph mordit ses lèvres) ; tous ses autres juges sont morts misérablement ; il reste Houmain, qui sera pendu comme contrebandier ; nous pouvons le laisser tranquille : mais voici cet horrible Lactance, qui vit en paix avec Barré et Mignon. Prenez une plume et écrivez à M. l’évêque de Poitiers :