Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/409

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sur la rive gauche de la Saône. Il semblait une sentinelle formidable placée à l’une des portes de Lyon, et tenait son nom de l’énorme rocher de Pierre-Encise, qui s’élève à pic comme une sorte de pyramide naturelle, et dont la cime, recourbée sur la route et penchée jusque sur le fleuve, se réunissait jadis, dit-on, à d’autres roches que l’on voit sur la rive opposée, formant comme l’arche naturelle d’un pont ; mais le temps, les eaux et la main des hommes n’ont laissé debout que le vieux amas de granit qui servait de piédestal à la forteresse, détruite aujourd’hui. Les archevêques de Lyon l’avaient élevée autrefois, comme seigneurs temporels de la ville, et y faisaient leur résidence ; depuis, elle devint place de guerre, et, sous Louis XIII, une prison d’État. Une seule tour colossale, où le jour ne pouvait pénétrer que par trois longues meurtrières, dominait l’édifice ; et quelques bâtiments irréguliers l’entouraient de leurs épaisses murailles, dont les lignes et les angles suivaient les formes de la roche immense et perpendiculaire.

Ce fut là que le Cardinal de Richelieu, avare de sa proie, voulut bientôt incarcérer et conduire lui-même ses jeunes ennemis. Laissant Louis le précéder à Paris, il les enleva de Narbonne, les traînant à sa suite pour orner son dernier triomphe, et venant prendre le Rhône à Tarascon, presque à son embouchure, comme pour prolonger ce plaisir de la vengeance que les hommes ont osé nommer celui des dieux ; étalant aux yeux des deux rives le luxe de sa haine, il remonta le fleuve avec lenteur sur des barques à rames dorées et pavoisées de ses armoiries et de ses couleurs, couché dans la première, et remorquant ses deux victimes dans la seconde, au bout d’une longue chaîne.

Souvent le soir, lorsque la chaleur était passée, les deux nacelles étaient dépouillées de leur tente, et l’on