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Page:Allaire - La Bruyère dans la maison de Condé, t. 1, 1886.djvu/51

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ou s’il en manque, qui permet à ceux qui les ont de guérir son malade. » Mais, d’un autre côté[1], « la témérité des charlatans, et leurs tristes succès font valoir les médecins ; si ceux-ci laissent mourir, les autres tuent. » Ne voilà-t-il pas les malades dans une belle situation ? Il est si commode de se moquer des médecins et de la médecine, quand on est en bonne santé ! L’oncle Jean devait trouver que son filleul avait l’esprit trop enclin à la critique et le goût trop délicat.

En effet, que pouvait-on attendre d’un homme de loi qui doutait de la loi et d’un avocat qui n’osait parler ? « Dans la conversation ordinaire, dire d’une chose modestement ou qu’elle est bonne ou qu’elle est mauvaise, et pourquoi elle est telle, demande du bon sens et de l’expression : c’est, dit-il[2], une affaire. Il est plus court de prononcer d’un ton décisif, ou qu’elle est exécrable, ou qu’elle est miraculeuse. » Avec de pareilles dispositions, notre auteur n’était vraiment propre à rien : que voulez-vous faire d’un jeune homme[3] qui cherche seulement à parler et à penser juste, sans vouloir amener les autres à son goût ni à ses sentiments ? Du reste, s’il n’avait pas assez d’esprit pour parler[4], il avait assez de jugement pour se taire. Après tout, c’est encore ce qu’il pouvait faire de mieux : car de faire fortune ou de chercher un établissement, il en était incapable[5]. « On ne vole point des mêmes ailes pour sa fortune que l’on fait pour des choses frivoles et de fantaisie. Il y a un sentiment de liberté à suivre ses caprices, et tout au contraire de servitude à courir pour son établissement : il est naturel de le souhaiter beaucoup et d’y travailler peu, de se croire digne de le trouver sans l’avoir cherché. » Mais « les choses les plus souhaitées[6] n’arrivent point ; ou si elles arrivent, ce n’est ni dans le temps ni dans les circonstances où elles auraient fait un extrême plaisir ». Et le jeune homme[7] ajoutait « qu’il faut rire avant d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri ». Que répondre à cette philosophie du jeune fainéant ? L’oncle Jean ne pouvait pardonner à son neveu[8], qui le

  1. Chap. xvi, n° 67.
  2. Chap. v, n° 19.
  3. Chap. i, n° 2.
  4. Chap. v, n° 18.
  5. Chap. iv, n° 59.
  6. Chap. iv, n° 62.
  7. Chap. iv, n° 63.
  8. Chap. iv, n° 67.