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LA BRUYÈRE

qu’il soutient contre l’Europe entière ? — « Si le roi soutient cette longue guerre, n’en doutons pas, c’est pour nous donner une paix heureuse, c’est pour l’avoir à des conditions qui soient justes et qui fassent honneur à la nation, qui ûtent pour toujours à l’ennemi l’espérance de nous troubler par de nouvelles hostilités. Que d’autres publient, exaltent ce que ce grand roi a exécuté, ou par lui-même, ou par ses capitaines, durant le cours de ces mouvements dont toute l’Europe est ébranlée : ils ont un sujet vaste et qui les exercera longtemps. Que d’autres augurent, s’ils le peuvent, ce qu’il veut achever dans cette campagne. Je ne parle que de son cœur, que de la pureté et de la droiture de ses intentions. » Ainsi la Bruyère sans se compromettre sort du passage dangereux. — Mais comment ose-t-il parler des intentions du roi ? — « Elles sont connues, elles lui échappent. On le félicite sur des titres d’honneur dont il vient (1) de gratifier quelques grands de son Etat : que dit-il ? Qu’il ne peut être content quand tous ne le sont pas, et qu’il lui est impossible que tous le soient comme il le voudrait. Il sait, Messieurs, que la fortune d’un roi est de prendre des villes, de gagner des batailles, de reculer ses frontières, d’être craint de ses ennemis (2) ; mais que la gloire du souverain consiste à être aimé de ses peuples, en avoir le cœur, et par le cœur tout ce qu’ils possèdent. » Et alors la Bruyère fait une bergerie, c’est-à-dire une peinture de l’âge d’or, mis à la portée des Français du dix-septième siècle (3) ; le roi, dit-il, regardait ses provinces éloignées et ses provinces voisines avec des yeux tendres et pleins de douceur. Voilà l’attitude qu’il prête à Louis XIV, au moment le plus terrible de la guerre de la ligue d’Augsbourg : quand la France succombe sous les fardeaux dont on l’accable (4), il prétend que le roi veut rendre à ses peuples avec la paix et les fruits de la paix la joie et la sérénité. Lorsque Bayle lut en Hollande le discours de la Bruyère (5), il le trouva « d’un style fort singulier, peu conforme aux règles du dégagement des périodes et des équivoques de nos nouveaux grammairiens, mais plein d’idées qui en peu de mots renferment de grands objets ».

(1) Mémoires de Dangeau, t. IV, p. 281, 2S2.

(2) Chap. x, nos 26, 27, 28, 31.

(3) Chap. X, n° 21.

(4) Chap. X, n° 29.

(5) Lettre de Bayle à J.-A. Turretini, ou Janicon, tirée d’un mémoire de M. Janet. Cf. p. 700, juia 1875, Séances et travaux de V Académie des sciences morales et iwUtiques.