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À Monsieur Roudil, officier de paix des voitures


Certes, je hais la délation… (Je n’ai même pas approuvé le mouvement d’indignation, pourtant bien justifié, de Mme Aubert, quand — dans Pension de Famille, la follement amusante pièce de notre vieux Donnay — cette personne annonce à M. Assand qu’il est cocu comme un prince.) Certes, dis-je, je hais la délation ; mais je ne puis m’empêcher de signaler à votre justice l’indigne conduite d’un de vos justiciables, le cocher qui mène le fiacre 6969.

C’était pas plus tard qu’hier soir. Il pouvait être dans les dix heures, dix heures et demie.

Je sortais d’un théâtre où je m’étais terriblement rasé, bien résolu à ne plus y remettre les pieds avant deux ou trois ans.

Sans plus tarder, nous nous rencontrâmes, pif à pif, une jeune femme et moi.

Moi, vous savez qui je suis. La jeune femme, vous l’ignorez (quoique avec les femmes on n’ait jamais que des quasi-certitudes à cet égard). Aussi, permettez-moi de vous l’indiquer à grands traits.

Je la connus alors que, toute jeunette, elle jouait des petits rôles aux Bouffes-Parisiens, direction Ulgade.

À différentes reprises, elle consentit à m’accorder ses suprêmes faveurs. Brave petite !

Et d’une inconscience si exquise ! Laissez-moi à ce propos, mon cher Roudil, vous raconter un détail qui me revient en mémoire et qui n’a d’ailleurs aucun rapport, même lointain, avec ma réclamation ; mais la table n’est pas louée, n’est-ce pas ?

Un soir, elle me dit sur un petit ton d’indignation :

— Il y a vraiment des gens qui ne doutent de rien.

— Des gens qui se sont fait un front qui ne sait plus rougir !

— Parfaitement !

— Des gens qui ont bu toute honte !

— Parfaitement !… Imagine-toi que j’ai reçu, avant-hier, une lettre d’un bonhomme qui demeure dans l’avenue du Bois-de-Boulogne et qui me disait que, si je voulais aller le voir, il y avait 25 louis à ma disposition.

— Et qu’as-tu répondu à ce goujat ?

— Ma foi !… j’y suis allée… Tu sais… 25 louis !…

Revenons, mon cher Roudil, à nos moutons.

(Le mot moutons n’est pas pris ici dans le sens que votre administration lui attribue d’ordinaire.)