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Des gens polis


Un des phénomènes sociaux qui me consternent le plus par les temps troublés que nous traversons, c’est la disparition de ces belles manières qui firent longtemps à la France une réputation méritée.

Hélas ! en fait de talons rouges, il ne reste plus que ceux des garçons d’abattoir ! (Ça, j’ai la prétention que ce soit un mot, et un joli.)

Aussi fus-je délicieusement surpris, hier, me trouvant au Havre et lisant la chronique des tribunaux du Petit Havre, de découvrir une cause où les prévenus donnèrent à la magistrature et à la gendarmerie de notre pays l’exemple rare de la tenue parfaite et du mot choisi.

Ceux de mes lecteurs qui sont bien élevés (et ils le sont tous) seront enchantés de constater que la tradition des bonnes manières n’est pas tout à fait défunte en France.

Je ne change pas un mot au compte rendu si édifiant du Petit Havre :


tribunal correctionnel du havre
Présidence de M. Delalande, juge.
Audience du 2 janvier 1895.
politesse française

« Nous avons la prétention d’être le peuple le plus courtois de la terre, et, certes, nous ne l’avons pas usurpée, étant donné qu’on retrouve la politesse jusque dans la bouche des locataires de Mme Juliette Pineau.

» On aurait tort de supposer qu’il y a de notre part, dans cette déclaration, une ombre de mépris pour l’excellente Mme Pineau ; mais celle-ci est directrice d’un humble garni, et ce n’est point de sa faute si, de temps à autre, quelques-uns de ses pensionnaires passent de leurs chambres à celle de la correctionnelle.

» C’est, aujourd’hui, le cas de Jeanne Lefustec, âgée de dix-sept ans, et d’Alphonse Landon, son camarade de chambrée, qu’elle affectionne bien tendrement, qu’elle défend avant elle-même avec beaucoup d’énergie.

» Que leur reproche-t-on ?

» 1o D’avoir, ensemble et de concert, — pour parler le langage juridique, — soustrait un oreiller à leur logeuse ;

» 2o De ne posséder, ni l’un ni l’autre, aucun moyen avouable d’existence ;

» 3o Jeanne, seule, d’avoir retourné les poches d’un marin, avec lequel elle avait trompé son cher Alphonse.

» Monde bien vulgaire, direz-vous. D’accord ; mais ce qui l’a relevé aux