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L’ARROSEUR

J’ai oublié de vous dire, mais peut-être en est-il temps encore, qu’à ces époques reculées j’étais timide comme un jabiru.

Un hanneton, dans la campagne, me regardant un peu fixement, me faisait piquer un fard éblouissant.

Quant aux femmes, la seule idée de frôler une de ces créatures me mettait au cœur des tombereaux d’angoisses.

Pauvre petit moi que j’étais alors ! Et comme la pratique constante du proxénétisme change un homme, tout de même !

Le premier jour de mon installation dans ce susdit hôtel de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, l’envie bien naturelle me vint d’aller… ICI.

J’enfilai le noir corridor.

Une porte, à droite, était ouverte.

Je jetai dans la chambre un œil machinal et j’aperçus, cousant à la fenêtre, une jeune fille belle comme le jour.

Nos regards se croisèrent. Une sueur froide m’inonda tout.

Le coup de foudre !

Je dormis mal, et, le lendemain, je me levai tôt, à l’espoir de contempler les traits de la déjà tant chérie.

Mais ma timidité ! Ma chameau de timidité !

L’amour me disait : « Vas-y, imbécile ! Va la voir, ta chérie ! »

La timidité objectait : « Tu n’iras pas ! tu n’iras pas ! »

L’amour fut génial : « Ah ! tu ne veux pas y aller ? Eh bien, nous verrons ! »

Et pour me contraindre à aller ICI et voir ma belle, l’amour me fit acheter une bouteille d’eau de Sedlitz d’une force de trente chevaux, au bas mot.

Ah ! cette fois, la timidité s’avoua vaincue.

J’allais ICI et j’y retournai, et j’y revins encore, et, chaque fois, je m’enchantais à la vue de l’adorée.

Que comprit-elle à ce manège ? que je l’aimais ? Eh, parbleu !