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Page:Almanach du Père Peinard, 1896.djvu/52

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Le Muselage Universel



Il paraît que nous sommes souverains.

Autrefois, c’étaient les rois qui avaient cette veine, aujourd’hui c’est le peuple.

Seulement, il y a un distinguo, qui n’est pas négligeable : les rois vivaient grassement de leur souveraineté, — tandis que nous crevons de la nôtre.

Cette seule différence devrait nous suffire à nous fiche la puce à l’oreille et nous faire comprendre qu’on se fout de notre fiole.

Comment, c’est nous qui remplaçons les rois et s’il plaît à un sergot de nous passer à tabac, au garde-champêtre de nous coller un procès-verbal, à un patron de nous botter le cul, tout souverains que nous soyons, nous n’avons que le droit d’encaisser… et de dire merci !

Par exemple, si cette garce de souveraineté nous rapporte peau de balle et balai de crin, y en a d’autres à qui elle profite bougrement.

Au lieu de garder ce trésor sous globe, — kif-kif une relique crétine, avec autant d’amour que si c’était trois poils de la Vierge, ou une des chaussettes de Jésus-Christ, on use de sa souveraineté… Mais on en use de la plus sale façon : on la délègue !

Et, voyez le truc miraculeux : cette souveraineté qui ne valait pas un pet de lapin quand elle était dans nos pattes, devient une source de gros bénefs pour ceux à qui nous la déléguons.

À vue de nez, il semble que ces oiseaux-là, — nos représentants, — devraient être nos larbins, nous obéir au doigt et à l’œil, n’en faire jamais qu’à notre guise, — va te faire lanlaire !

Ces bons délégués nous font la nique et, bien loin d’accepter d’être nos larbins (ce en quoi ils n’ont pas tort, car il est toujours malpropre d’obéir), ils se posent en maîtres et nous donnent des ordres, — ce qui est crapuleux !

Eux que nous avons tirés du milieu de nous ou d’à côté, sont désormais les vrais souverains ; tout doit plier sous leurs volontés : le populo n’est plus qu’un ramassis d’esclaves !

D’où vient ce changement à vue ? De ce que notre souveraineté n’est qu’une infecte roupie, une invention des jean-foutre de la haute pour continuer à nous tenir sous leur coupe.

Voici le truc : à force d’être plumé vif par les gouvernants de l’ancienne mode, rois et empereurs, le populo a fini par y trouver un cheveu et a commencé à ruer dans le brancard.

Quand les grosses légumes ont vu que ça prenait une vilaine tournure, ils ont biaisé et ont dit aux rouspéteurs : « Vous avez raison de ne plus vouloir endurer des gouvernants de droit divin ; rois et empereurs sont des tigres altérés de sang, nous allons les foutre en l’air et le peuple prendra leur place : c’est lui qui gouvernera. »

Cette couillonnade avait des petits airs honnêtes qui empaumèrent le populo :

C’est lui qui allait être tout ! Quelle veine, bon sang ! C’est pour lors que ça ronflerait chouettement. Toutes les pourritures de l’ancien régime seraient foutues au rencard…

Tarata ! Quand on en vint à la pratique, ce fut le même tabac que l’ancien régime : les mêmes jean-foutre qui tenaient la queue de la poêle ont continué à gouverner sous le nom de république — l’étiquette seule a changé.

Bien mieux, autrefois le peuple avait le droit de groumer, — puisqu’il ne faisait qu’obéir. Tandis que, maintenant, il n’a même plus cette consolation : quand il veut protester, ses maîtres lui ferment le bec en lui disant : « Tais ta gueule, espèce de ronchonneur ! De quoi te plains-tu ? C’est toi qui as créé ce qui est. C’est dans ta puissante souveraineté que tu as voulu être esclave. Subis ton sort en patience : pose ta chique et fais le mort, — sinon on te fusille ! »

— o —

Y a pas à tortiller : cette vaste blague de la souveraineté populaire est tombée rudement à pic pour nous faire perdre le nord. Sans elle on serait arrivé à comprendre que le gouvernement est une mécanique dont tous les rouages fonctionnent dans le but de serrer la vis au populo ; puis, avec deux liards de réflexion, on aurait conclu que le meilleur usage qu’on puisse faire de cette affreuse machine, c’est de la foutre au rancard.