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Page:Almanach du Père Peinard, 1896.djvu/54

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Sur ce, la farce est jouée ! Tirons le rideau…

J’ai été réellement souverain une seconde ; je le serai le même laps de temps dans quatre ans d’ici.

Or, je ne commence à user de cette roupie souveraine qu’à l’âge raisonnable de 21 ans, — c’est un acte si sérieux qu’il y aurait bougrement de danger à me le laisser accomplir plus tôt, — c’est les dirigeants qui le disent, et ils s’y connaissent !

Une supposition que je moisisse sur terre jusqu’à la centaine : le jour où j’avalerai mon tire-pied j’aurais donc quatre-vingt ans de souveraineté dans la peau, — à raison d’une seconde tous les quatre ans, ça nous fait le total faramineux de vingt secondes…

Pour être large, — en tenant compte des ballotages, des élections municipales, des trouducuteries électorales qui pourraient se produire, — mettons cinq minutes !

Ainsi, en cent ans d’âge, au grand maximum, en ne laissant passer aucune occase d’user de mes droits, sur mes quatre-vingts ans de souveraineté prétendue, j’aurai juste eu cinq minutes de souveraineté effective !

Hein, les bons bougres, voulez-vous m’indiquer une bourde plus gigantesque, une fumisterie plus carabinée, une couleuvre à avaler, plus grosse que le serpent boa de la souveraineté populaire ?

— o —

Mais foutre, c’est pas tout ! Y a pas que cette unique gnolerie dans le mic-mac électoral.

J’ai dit que, tout en me laissant bonne mesure ce sera rudement chique, si en cent ans d’existence, j’arrive à jouir de cinq minutes de souveraineté effective.

Encore faut-il pour que je ne sois pas trop volé, que ma souveraineté vienne à terme et ne soit pas une fausse couche.

Or, ça me pend au nez !

Me voici, sortant de poser mon papier torcheculatif dans la tinette électorale. J’ai fait « acte de citoyen » ! Mais cet « acte » ne va-t-il pas tourner en eau de boudin ?

Mon papier va-t-il servir à quelque chose ?

J’attends l’épluchage des torche-culs…

J’apprends le résultat…

Zut, pas de veine, je suis dans le dos ! L’apprenti bouffe-galette pour qui j’ai voté remporte une veste. Je suis donc blousé, dans les grands prix !

Ma souveraineté a foiré. J’aurais aussi bien fait d’aller soiffer un demi-stroc chez le bistrot. Ça m’eût fait davantage de profit.

Ce qui peut me consoler un brin, c’est que l’épicemar du coin, qui a eu le nez plus creux que bibi et qui a voté pour le bon candidat — c’est-à-dire pour celui qui a décroché la timballe, — est logé à si piètre enseigne que moi.

En effet, à l’Aquarium, son bouffe-galette s’aligne de telle sorte que, chaque fois qu’il vote, il est toujours dans la minorité.

Donc, mon épicemar est volé lui aussi ; sa souveraineté est comme la mienne, — elle ne vaut pas tripette !

Ainsi, c’est net : je vote pour un candidat blackboulé.

C’est comme si je n’avais pas voté.

Mon voisin vote pour un candidat qui se range dans la minorité.

C’est encore comme s’il n’avait pas voté !…

Et si, au lieu d’être un votard grincheux, j’avais suivi le troupeau des moutons bêlants qui ont voté pour le bidard de la majorité ?

Eh bien, je n’en aurais pas eu un radis de plus en poche ! J’aurais tout simplement la triste satisfaction de me dire que j’ai donné un coup d’épaule à un chéquard.

Dans tous ces arias, que devient ma souveraineté ?

Elle ne devient rien, mille tonnerres ! Elle reste ce qu’elle a toujours été, de la roustamponne : un attrape-nigaud, un piège à prolos, — et rien de plus, nom d’une pipe !

— o —

Comme fiche de consolation, les grosses légumes veulent nous faire gober qu’un tel fourbi a pour résultat de mettre le gouvernement dans les pattes de la majorité.

Ça, c’est encore une menterie faramineuse !

Ce n’est jamais la majorité qui gouverne. Ce serait elle que nous n’en serions pas plus heureux pour ça, attendu que tous les mic-macs gouvernementaux ne sont que des fumisteries d’escamotage : quoiqu’il en soit, je le répète : ce n’est jamais la majorité qui tient la queue de la poêle.

C’est toujours une majorité de crapules qui s’est accrochée à nos flancs — et qui s’y maintient grâce à la gnolerie du populo.

D’ailleurs pour bien se rendre compte que cette racaille n’a rien de commun avec la majorité, y a qu’à éplucher par le menu la distribution des bouffe-galette à l’Aquarium.

— o —

Supposons que la population de la France, qui est, à vue de nez, d’une quarantaine de millions, soit tassée sur une surface grande comme une page de mon almanach.