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LE TOUR DE FRANCE D’UN PETIT PARISIEN

le conjungo, de jeter l’ancre sur un fond de prévenances et de petites douceurs.

Il s’était renseigné sur l’objet de son idolâtrie du temps jadis, et malheureusement il avait appris que la timide enfant d’alors, peu confiante dans la fixité des idées de son danseur, avait arrangé autrement sa vie. À l’heure présente, elle était mère et grand’mère… ô déception !

— Grand’mère ! s’était écrié le vieux loup de mer. Comme ça vieillit vite le beau sexe : je suis encore un jeune homme, moi, et Annette est grand’mère ! C’est bien fait ! Fallait donc qu’elle me reste fidèle !

C’était pour lui un crève-cœur. Mais il jura de se dédommager amplement. Les mâles de Bambecque n’avaient qu’à bien se tenir ! Il se sentait des fourmillements dans les bras et des démangeaisons dans les mains ; le tout mitigé, il est vrai, par une furieuse envie de se dégourdir les jambes à la danse. Si la bière était bonne, tout pouvait encore s’arranger : ils sont solides, après tout ces Flamands, pensait-il ; mais ça ne vaut pas un vrai Breton !

L’orchestre à l’œuvre disait assez de quel côté on dansait ; sans cela personne à coup sûr n’eût enseigné à l’étranger le chemin du bal. Mais le cornet à piston ? mais les clarinettes ? mais les cymbales ? Ah ! que de traîtres !

Le « vrai Breton » se dirigea donc vers l’endroit où la gaieté avait établi ses assises. Au-dessus des tables d’un rez-de-chaussée, où l’on buvait force vin chaud et de la bière aigrelette, grondait comme un roulement de tonnerre, le piétinement de quatre ou cinq douzaines de couples de danseurs, sautant sur place, faute d’espace et un peu par goût ; de leurs talons, broyant le parquet.

En « vrai Breton », le marin voulut faire une entrée à effet dans le bal. Il ne trouva rien de mieux que de grimper à un arbre assez rapproché de la salle où se serraient les danseurs ; et, s’aidant de quelques fortes branches, de sauter par une fenêtre ouverte.

Ce tour d’adresse accompli, il traversa sur ses mains, — les pieds en l’air — la salle de bal, où les danseuses n’étaient pas encore revenues de leur surprise mêlée d’effroi. Puis, il reprit pied, releva la tête, et jeta un regard narquois sur l’assemblée.

— Regardez-moi bien et mieux que ça, dit-il d’une voix enrouée et gouailleuse, pleine de menaces pour la tranquillité publique. Regardez-moi bien, et vous aurez vu un crâne, un soigné, un caïman, un requin, une peau tannée, un flambart comme disent les Parisiens. Ai-je l’air d’avoir une balle à être né dans un baril de goudron ? Non, n’est-ce pas ?