Page:Amiel - Fragments d’un journal intime, t2, 1908.djvu/218

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•208 prodigieux gaspillage de temps, de pensée et de force ! Il ne sera utile à personne, et même pour moi il m’aura plutôt servi à esquiver la vie qu’à la pratiquer. Le journal tient lieu de confident, c’est-à-dire d’ami et d’épouse ; il tient lieu de pro- duction, il tient lieu de patrie et de public. C’est un trompe-douleur, un dérivatif, une échappatoire. Mais ce factotum qui remplace tout, ne représente bien quoi que ce soit.... Qu’est-ce qui constitue l’histoire d’une âme ? C’est la stratification de ses progrès, le relevé de ses acquisitions et la marche de sa destinée. Pour que ton histoire instruise quelqu’un et t’intéresse toi-même, il faudra qu’elle soit dégagée de ses ma- tériaux, simplifiée, distillée. Ces milliers de pages ne sont que le monceau des feuilles et des écorces de l’arbre dont il s’agirait d’extraire l’essence. Une forêt de cinchonas ne vaut qu’une barrique de quinine. Toute une roseraie de Smyrne se condense dans un flacon de parfum. Ce parlage de vingt-neuf années se résume peut- être en rien du tout, chacun ne s’intéressant qu’à son roman et à sa vie personnelle. Tu n’auras peut- être jamais le loisir de le relire toi-même. Ainsi... ainsi quoi ? Tu auras vécu, et la vie consiste à ré- péter le type humain et la ritournelle humaine comme Tout fait, le fout et le feront, aux siècles