Page:Anatole France - Jocaste.djvu/3

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et je prendrai l’aspect plus intéressant d’un citron à ses derniers jours. Il se produira dans mon foie des désordres compliqués qui exciteront vivement ma curiosité. Avouez-le, tout cela vaut bien le voyage.

René Longuemare, aide-major de première classe, parlait ainsi dans le jardin, au pied du chalet. Il y avait devant lui une petite pelouse, une pièce d’eau avec une grotte artificielle, un arbre de Judée, des houx le long d’une grille ; par delà la grille, au loin, la belle vallée, la Seine, ondulant à gauche entre des rives d’un vert pâle, traversée à droite par la ligne blanche du viaduc et disparaissant entre cette immensité de toits, de clochers et de dômes, qui est Paris. La lumière, qui tombait dans le lointain poudroyant, sur le dôme doré des Invalides, y rebondissait en rayons. C’était une bleue et chaude journée de juillet, quelques nuages blancs se tenaient immobiles dans le ciel.

La jeune fille à qui René Longuemare parlait, assise dans un fauteuil de fer, leva sur l’aide-major ses grands yeux clairs et resta silencieuse, avec quelque chose d’incertain et de triste sur les lèvres.

Ses yeux, d’une nuance indécise, avaient l’air frileux et si chargés de langueur, que tout le visage qu’ils éclairaient en recevait une expression singulière de volupté, bien que le nez fût droit et les joues un peu creuses. La face, d’une nuance uniformement blême, faisait dire aux femmes : «  Cette demoiselle n’a pas de teint.  » La bouche trop grande, un peu molle, exprimait des instincts de bienveillance et de facilité.

René Longuemare reprit avec effort ses détestables plaisanteries :

— Non ! dit-il, il faut vous l’avouer, mademoiselle ; en quittant la France, je fuis mon bottier. Son accent tudesque m’est devenu insupportable.

Elle lui demanda encore une fois s’il était vrai qu’il partît. Alors il cesse brusquement de sourire.

— Je prends demain, dit-il, le train de 7 heures 55 du matin et je m’embarque à Toulon le 28, à bord du Magenta.

Il entendit le bruit des billes d’ivoire qui se choquaient sur le billard dans le chalet, et une voix méridionale qui s’écriait emphatiquement :

— Sept à quatorze !

Il jeta un regard rapide à travers la porte vitrée sur les joueurs, fronça les sourcils, dit brusquement adieu