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à la jeune fille et partît vite, avec un visage bouleversé et des yeux gros de larmes.

La jeune fille le vit un moment ainsi de profil, au-dessus des houx, derrière les lances de fer de la clôture. Elle se leva, courut jusqu’à la grille, serra son mouchoir contre sa bouche comme pour y étouffer un cri, puis enfin, résolue. elle étendit les bras et appela d’une voix étranglée :

— René !

Elle laissa retomber ses bras ; il était trop tard, il ne l’avait pas entendue.

Elle se colla le front contre un barreau de fer. La détente de ses traits, l’abandon de tout son être témoignait d’une irréparable défaite.

La voix méridionale sortie du chalet cria :

— Hélène ! le madère !

C’était M. Fellaire de Sisac qui appelait sa fille. Il se dressait de toute la hauteur de sa petite taille devant le tableau où les points des joueurs étaient marqués au moyen d’anneaux de bois enfilés dans des tringles. avec un geste magnifique, il frottait de craie le bout de sa queue de billard. Ses yeux pétillaient sous des sourcils en broussailles très épais. Il avait un air capable et satisfait, bien qu’il eût largement perdu la partie.

M. Havlland, dit-il a son hôte, je tiens essentiellement à ce que ma fille nous fasse elle-même les honneurs de mon madère. Que voulez-vous ? Je suis patriarcal et biblique. En votre qualité d’insulaire, je vous crois bon appréciateur de tous les vins en général et du madère en particulier. Goutez celui-ci, je vous prie.

M. Havlland tourna sur Hélène ses yeux ternes et prit silencieusement le verre qu’elle lui présentait sur un plateau de laque. C’était un long personnage à longues dents et à longs pieds, roux, chauve, vêtu d’un costume à carreaux. Il avait gardé sa jumelle en bandoulière.

Hélène disparut. Elle avait regardé son père avec inquiétude. Elle semblait mal à l’aise de s’entendre faire des politesses volumineuses. Elle fit dire qu’elle était indisposée et qu’on l’excusât de ne point paraître au diner.

Dans la salle à manger, peinte comme un café de boulevard, M. Fellaire de Sisac versait, coupait et découpait à grand fracas. Il s’écriait : « Eh ! la truelle au poisson ! » quand il l’avait sous les yeux. Il