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mémoires d’un volontaire

femme vint troubler ce beau rêve. Jusque-là je ne connaissais que Lavinie et mademoiselle Rose. Je connus Didon et je sentis courir des flammes dans mes veines. L’image de celle qui, déchirée d’une blessure immortelle, errait dans la forêt des myrtes, se penchait la nuit sur mon lit agité.

Moi aussi, dans mes promenades du soir, je croyais la voir glisser toute blanche derrière les arbustes des bois comme la lune au milieu des nuées. Plein de cette brillante image, je redoutai d’entrer dans les ordres. Pourtant je pris l’habit ecclésiastique qui m’allait à ravir. Quand je retournai chez moi ainsi vêtu, ma mère me fit la révérence et Rose, cachant ses yeux dans son tablier, se mit à pleurer. Puis, me regardant de ses beaux yeux aussi limpides que ses larmes :

— Monsieur Pierre, me dit-elle, je ne sais pas pourquoi je pleure.

Elle était touchante ainsi. Mais elle ne ressemblait pas à la lune dans les nuées. Je ne l’aimais pas ; c’est Didon que j’aimais.

Cette année-là fut marquée pour moi par un grand deuil. Je perdis mon père, qui suc-