Page:Anatole France - L’Île des Pingouins.djvu/112

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Passant, baisse les yeux, pour n’avoir point à dire : Hélas ! hélas ! malheur à moi, car j’ai vu l’ange du Seigneur.

Le villageois tremblant s’agenouillait le front contre terre. Et plusieurs disaient, dans l’île, que, la nuit, sur les chemins passaient des anges et qu’on mourait pour les avoir vus.

Kraken ignorait les amours d’Orberose et de Marcel, car il était un héros, et les héros ne pénètrent jamais les secrets de leurs femmes. Mais, tout en ignorant ces amours, Kraken en goûtait les précieux avantages. Il retrouvait chaque nuit sa compagne plus souriante et plus belle, respirant, exhalant la volupté et parfumant le lit conjugal d’une odeur délicieuse de fenouil et de verveine. Elle aimait Kraken d’un amour qui ne devenait jamais importun ni soucieux parce qu’elle ne l’appesantissait pas sur lui seul.

Et l’heureuse infidélité d’Orberose devait bientôt sauver le héros d’un grand péril et assurer à jamais sa fortune et sa gloire. Car ayant vu passer dans le crépuscule un bouvier de Belmont, qui piquait ses bœufs, elle se prit à l’aimer plus qu’elle n’avait jamais aimé le berger Marcel. Il était bossu, ses épaules lui montaient par-dessus les oreilles ; son corps se balançait sur des jambes inégales ; ses yeux torves roulaient des lueurs fauves sous des cheveux en broussailles. De son gosier sortait une voix rauque et des rires stri-