Page:Anatole France - La Vie en fleur.djvu/140

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frivoles. Jugement que, depuis, j’ai réformé. Le fiacre appelé par Justine attendait. Maman mit de l’eau de lavande sur son mouchoir et descendit. Elle s’aperçut dans l’escalier qu’elle avait oublié son flacon de sels sur la toilette et m’envoya le chercher. Enfin, nous arrivâmes ; l’ouvreuse nous introduisit dans une loge toute rouge qui s’ouvrait sur une vaste salle bourdonnante, d’où partaient les sons inharmonieux des instruments que les musiciens accordaient. La solennité des trois coups frappés sur la scène et suivis d’un profond silence m’émut. Le lever du rideau fut vraiment pour moi le passage d’un monde à un autre. Et dans quel monde splendide j’entrais ! Habité par des chevaliers, des pages, des dames et des damoiselles, la vie y était plus grande et plus magnifique que dans le monde où ma naissance m’avait placé, les passions plus terribles, la beauté plus belle. Dans ces vastes salles gothiques, les costumes, les gestes, les voix charmaient les sens, étonnaient l’esprit, ravissaient le cœur. Rien n’existait plus pour moi que ce monde enchanté subitement ouvert à ma curiosité et à mon amour. Une irrésistible illusion s’était emparée de moi, et ce qui aurait