Aller au contenu

Page:Anatole France - La Vie littéraire, IV.djvu/32

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
4
LA VIE LITTÉRAIRE.

âgée alors de plus de soixante ans, avait un jour, assise au coin du feu, passé les pincettes à un très vieux monsieur d’une manière trop sensuelle. J’étais là quand la chose advint. Il me souvient qu’on parlait de Kant et de l’impératif catégorique. Pour ma part, je ne vis rien que d’innocent dans les deux vieillards et dans les pincettes. La dame du coin du feu n’en fut pas moins chassée sans retour. Madame Ackermann l’avait jugée instinctive. Elle n’en démordit point.

Madame Ackermann était capable d’une sorte d’amitié droite et simple. Elle s’était fait pour ses vacances parisiennes une famille d’esprit. Comme toutes les belles âmes elle aimait la jeunesse. Le docteur Pozzi et M. Joseph Reinach n’ont pas oublié le temps où elle les appelait ses enfants. Chaque fois que quelqu’un de ses jeunes amis se mariait, elle était désespérée. Pour elle, bien qu’elle y eût passé jadis assez doucement, mais sous conditions, le mariage était le mal et le pire mal, car sa candeur n’en soupçonnait pas d’autre. Elle était philosophe : l’innocence des philosophes est insondable. À son sens, un homme marié était un homme perdu. Songez donc ! Les femmes, même les plus honnêtes, sont tellement « instinctives > ! Elle frissonnait à cette seule pensée. Ceux qui ne l’ont point connue ne sauront jamais ce que c’est qu’une puritaine athée. Et pourtant, ô replis profonds du cœur, ô contradictions secrètes de l’âme ! je crois qu’au fond d’elle-même et bien à son insu, cette dame avait quelque préférence pour les mauvais sujets. En poésie du moins. Elle était folle de Musset. Enfin