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LA VIE LITTÉRAIRE.

d’images ! mais j’ai « l’esquif ». « L’esquif », n’est-ce pas une image ? Et celle-là ne suffit-elle pas à tout ? L’esquif sur une mer orageuse, l’esquif sur un lac tranquille ! … Que voulez-vous de plus ?

Oui certes elle avait « l’esquif », cette bonne madame Ackermann. Elle avait aussi l’écueil et les autans, le vallon, le bosquet, l’aigle et la colombe, et le sein des airs, et le sein des bois, et le sein de la nature. Sa langue poétique était composée de toutes les vieilleries de son enfance.

Et pourtant ces vers aux formes usées, aux couleurs pâlies, s’imprimèrent fortement dans les esprits d’élite ; cette poésie retentit dans les âmes pensantes, cette muse sans parure et presque sans beauté s’assit en préférée au foyer des hommes de réflexion et d’étude. Pourquoi ? Certes, ce n’est pas sans raison. Madame Ackermann apportait une chose si rare en poésie qu’on la crut unique : le sérieux, la conviction forte. Cette femme exprima dans sa solitude, avec une sincérité entière, son idée du monde et de la vie. À cet égard je ne vois que M. Sully-Prudhomme qui puisse lui être comparé. Elle fut comme lui, avec moins d’étendue dans l’esprit, mais plus de force, un véritable poète philosophe. Elle eut la passion des idées. C’est par là qu’elle est grande. Soit qu’elle nous montre au jugement dernier les morts refusant de se lever à l’appel de l’ange et repoussant même le bonheur quand c’est Dieu, l’auteur du mal, qui le leur apporte, soit qu’elle dise à ce dieu : « Tu m’as pris celui que j’aimais ; comment le reconnaîtrai-je