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LA VIE LITTÉRAIRE

vous retrouvait encore. Sa solitude était pleine de vos images, plus belles encore que vous-mêmes.

Car c’est une vérité trop éprouvée des ascètes, que les rêves que vous donnez sont plus séduisants, s’il est possible, que toutes les réalités que vous pouvez offrir. Jérôme repoussait avec une égale horreur votre souvenir et votre présence. Mais il se livrait en vain aux jeûnes et aux prières ; vous emplissiez d’illusions sa vie dont il vous avait chassées. Voilà la puissance de la femme sur un saint. Je doute qu’elle soit aussi grande sur un habitué du Moulin-Rouge.

Prenez garde qu’un peu de votre pouvoir ne s’en aille avec la foi et que vous ne perdiez quelque chose à ne plus être un péché.

Franchement, je ne crois pas que le rationalisme soit bon pour vous. À votre place, je n’aimerais guère les physiologistes qui sont indiscrets, qui vous expliquent beaucoup trop, qui disent que vous êtes malades quand nous vous croyons inspirées et qui appellent prédominance des mouvements réflexes votre faculté sublime d’aimer et de souffrir. Ce n’est point de ce ton qu’on parle de vous dans la Légende dorée ; on vous y nomme blanche colombe, lis de pureté, rose d’amour ; cela est plus agréable que d’être appelée hystérique, hallucinée et cataleptique, comme on vous appelle journellement depuis que la science a triomphé.

Enfin, si j’étais de vous, j’aurais en aversion tous les émancipateurs qui veulent vous faire les égales de l’homme. Ils vous poussent à déchoir. La belle affaire pour vous d’égaler un avocat ou un pharmacien ! Prenez garde : déjà vous avez dépouillé quelques parcelles de votre mystère et de votre charme. Tout