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« LOHENGRIN » À PARIS

gnent, pour l’avoir éprouvé, que le désir fait seul la beauté des choses, que l’imagination est tout et que la réalité n’est rien. Ils nous montrent, avec une grandeur tragique, l’éternelle déception à laquelle aucun de nous n’échappe, si peu qu’il ait songé.

Ils nous enseignent que toute curiosité est vaine et décevante, que nous ne trouverons jamais nulle part ce qui n’est point en nous, que nous courons après des mensonges, que nous sommes les jouets de l’éternelle illusion et qu’il n’y a de vrai au monde et de bon que nos rêves.

17 avril 1887.

II

(Confidences d’un des manifestants de l’Eden.)

Ce matin, un apprenti menuisier est venu chez moi poser une bibliothèque. Je ne sais si les livres sont mes amis ou mes ennemis. Je crains qu’ils ne soient mes maîtres. Ils se sont emparés de ma maison. Il m’en arrive chaque jour de toutes sortes. Il s’en loge aujourd’hui bon gré mal gré quelques milliers sous mon toit ; ils y sont fort encombrants. Il s’en fourre un certain nombre aussi dans ma tête, où l’encombrement n’est pas moindre. Plusieurs s’y mangent aux rats, et je sens parfois des piles d’in-folio, rehés en vieille basane, s’ébouler dans mon cerveau. J’y voudrais plus de fleurs et moins de bouquins. Mais il n’est tel qu’un ignorant pour avoir la tête bourrée de papier noirci. Ceux-là, les livres que j’ai dans la tête, c’est moi qui les range ; aussi