Page:Anatole France - Le Crime de Sylvestre Bonnard, 1896.djvu/144

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

son vivant plus semblable à Don Quichotte qu’à Sancho Pança et qui aimait les coups aussi naturellement qu’on les craint d’ordinaire.

Depuis trente ans, je la porte, cette canne, à chaque course mémorable ou solennelle que je fais, et les deux figurines du seigneur et de l’écuyer m’inspirent et me conseillent. Je crois les entendre. Don Quichotte me dit :

— « Pense fortement de grandes choses, et sache que la pensée est la seule réalité du monde. Hausse la nature à ta taille, et que l’univers tout entier ne soit pour toi que le reflet de ton âme héroïque. Combats pour l’honneur ; cela seul est digne d’un homme, et s’il t’arrive de recevoir des blessures, répands ton sang comme une rosée bienfaisante, et souris. »

Et Sancho Pança me dit à son tour :

— « Reste ce que le ciel t’a fait, mon compère. Préfère la croûte de pain qui sèche dans ta besace aux ortolans qui rôtissent dans la cuisine du seigneur. Obéis à ton maître, sage ou fou, et ne t’embarrasse pas le cerveau de trop de choses inutiles. Crains les coups : c’est tenter Dieu que de chercher le péril. »