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Page:Anatole France - Le Crime de Sylvestre Bonnard, 1896.djvu/151

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Elle le croyait malade et craignait qu’il le devînt davantage. Mais son apathie avait une autre cause.

Mon père, entré dans les bureaux de la marine, sous M. Decrès, en 1801, fit preuve d’un véritable talent d’administrateur. L’activité était grande alors dans le département de la marine, et mon père devint, en 1805, chef de la 2me division administrative. Cette année-là, l’empereur, auquel il avait été signalé par le ministre, lui demanda un rapport sur l’organisation de la marine anglaise. Ce travail, empreint, à l’insu du rédacteur, d’un esprit profondément libéral et philosophique, ne fut terminé qu’en 1807, dix-huit mois environ après la défaite de l’amiral Villeneuve à Trafalgar. Napoléon qui, depuis cette sinistre journée, ne voulait plus entendre parler d’un vaisseau, feuilleta le mémoire avec colère, et le jeta au feu en s’écriant : « Des phrases ! des phrases ! J’ai déjà dit que je n’aimais pas les idéologues ! » On rapporta à mon père que la colère de l’empereur était telle en ce moment qu’il foulait le manuscrit sous sa botte, dans le feu de la cheminée. C’était d’ailleurs son habitude, quand il était irrité, de tisonner avec ses pieds, jusqu’à ce qu’il eût roussi ses semelles.