Page:Anatole France - Le Crime de Sylvestre Bonnard, 1896.djvu/23

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des jeux mâles, je pense ! Et pourtant j’eus envie d’une poupée. Les Hercule ont de ces faiblesses. Celle que j’aimais était-elle belle au moins ? Non. Je la vois encore : Elle avait une tache de vermillon sur chaque joue, des bras mous et courts, d’horribles mains de bois et de longues jambes écartées. Sa jupe à fleurs était fixée à la taille par deux épingles. Je vois encore les têtes noires de ces deux épingles. C’était une poupée de mauvais ton, sentant le faubourg. Je me rappelle bien que, tout bambin que j’étais et ne portant pas encore de culottes, je sentais, à ma manière, mais très vivement, que cette poupée manquait de grâce, de tenue ; qu’elle était grossière, qu’elle était brutale. Mais je l’aimais malgré cela, je l’aimais pour cela. Je n’aimais qu’elle. Je la voulais. Mes soldats et mes tambours ne m’étaient plus de rien. Je ne mettais plus dans la bouche de mon cheval à bascule des branches d’héliotrope et de véronique. Cette poupée était tout pour moi. J’imaginais des ruses de sauvage pour obliger Virginie, ma bonne, à passer avec moi devant la petite boutique de la rue de Seine. J’appuyais mon nez à la vitre et il fallait que ma bonne me tirât par le bras. « Monsieur Sylvestre, il est