Page:Anatole France - Le Génie latin.djvu/232

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

mentales. Mm" Necker, Buffon, l’abbé Galiani, Thomas assistaient à la lecture. Buffon avait regardé sa montre et demandé ses chevaux avant la fin, Thomas s’était endormi, Mm8 Necker avait trouvé des longueurs, une morale ennuyeuse. Saint-Pierre était parti découragé. Mais le public ne trouva ni longueurs ni ennui. 11 fut dans l’enchantement. Il pleura.

C’est en effet une bien touchante histoire que celle de ces deux enfants d’Europe qui s’aiment avec innocence sur une terre vierge. Bernardin fit un nid à ce couple qui ne devait point s’unir dans un ravin de l’île de France. C’est l’île de France, non pas telle qu’il la vit, d’abord, dans son mécontentement, au milieu des misères de l’esclavage, mais évoquée cette fois dans sa splendeur virginale et douce, animée par une imagination de poète, vivifiée par un lointain souvenir, par un tardif regret, par l’attendrissement de la chose perdue. Les paysages y sont embellis de la beauté des êtres qui y vivent. L’âme des deux enfants s’est répandue sur toute la nature et l’a charmée. C’est la grande magie de Bernardin. Le vieillard qui, par une fiction de l’auteur, conte l’histoire de Paul et de Virginie n’est point un simple colon ; il parle comme Raynal ou Rousseau et il semble avoir passé par le salon de M11’ de Lespinasse. Mais il sent la nature et la fait sentir. Paul lui-même n’est point un petit sauvage ; il a lu des romans. Le vieillard, en l’absence de Virginie, prend mille peines pour le dissuader de se faire publiciste à Paris. « Les talents coûtent cher, dit le colon à l’enfant ; on les acquiert