Page:Anatole France - Le Livre de mon ami.djvu/12

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Mon Dieu ! je savais, il y a vingt ans, qu’il faudrait en arriver là : je le savais, mais je ne le sentais pas. Je me souciais alors du milieu du chemin de la vie comme de la route de Chicago. Maintenant que j’ai gravi la côte, je retourne la tête pour embrasser d’un regard tout l’espace que j’ai traversé si vite, et le vers du poète florentin me remplit d’une telle rêverie, que je passerais volontiers la nuit devant mon feu à soulever des fantômes. Les morts sont si légers, hélas !

Il est doux de se souvenir. Le silence de la nuit y invite. Son calme apprivoise les revenants, qui sont timides et fuyants par nature et veulent l’ombre avec la solitude pour venir parler à l’oreille de leurs amis vivants. Les rideaux des fenêtres sont tirés, les portières pendent à plis lourds sur le tapis. Seule une porte est entrouverte, là, du côté où mes yeux se tournent par instinct. Il en sort une lueur d’opale ; il en vient des souffles égaux et doux, dans lesquels je ne saurais distinguer moi-même celui de la mère de ceux des enfants.

Dormez, chéris, dormez !

Nel mezzo del cammin di nostra vita…