Page:Anatole France - Le Livre de mon ami.djvu/203

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ma femme et moi, et nous causions comme des gens qui n’ont rien à dire. C’était une de ces heures où le temps coule comme un fleuve tranquille. Il semble qu’on le voie couler et que chaque mot qu’on dit soit un petit caillou qu’on y jette. Je crois bien que nous parlions de la couleur des yeux de Suzanne. C’est un sujet inépuisable.

— Ils sont d’un bleu d’ardoise.

— Ils ont un ton de vieil or et de soupe à l’oignon.

— Ils ont des reflets verts.

— Tout cela est vrai ; ils sont miraculeux.

En ce moment Suzanne entra ; ils étaient, pour cette fois, de la couleur du temps, qui était d’un si joli gris. Elle entra dans les bras de sa bonne. L’élégance mondaine voudrait que ce fût dans les bras de sa nourrice. Mais Suzanne fait comme l’agneau de La Fontaine et comme tous les agneaux : elle tette sa mère. Je sais bien qu’en pareil cas et dans cet excès de rusticité, on doit sauver au moins les apparences et avoir une nourrice sèche. Une nourrice sèche a des grosses épingles et des rubans à son bonnet comme une autre nourrice ; il ne