Page:Anatole France - Le Lys rouge.djvu/27

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bien comment elle avait repris sa liberté, tant la conquête en avait été prompte et facile sur ce mari froid, maladif, égoïste et poli, sur cet homme séché, jauni dans les affaires et dans la politique, laborieux, ambitieux, médiocre. Il n’aimait les femmes que par vanité, et il n’avait jamais aimé la sienne. La séparation avait été franche, entière. Et depuis lors, étrangers l’un à l’autre, ils se savaient gré tacitement de leur mutuelle délivrance, et elle aurait eu de l’amitié pour lui si elle ne l’avait trouvé rusé, sournois et trop subtil à lui tirer sa signature quand il avait besoin d’argent pour des entreprises où il mettait plus d’ostentation que d’avidité. À cela près, cet homme avec lequel elle dînait, causait tous les jours, habitait, voyageait, ne lui représentait rien, n’avait pas de signification pour elle.

Ramassée sur elle-même, la joue dans la main, devant le foyer éteint, comme une curieuse qui consulte une sibylle, tandis qu’elle repassait ces années de solitude, elle revit la figure du marquis de Ré. Elle la revit, celle-là, si nette et si précise qu’elle en resta surprise. Amené chez elle par son père qui le lui vanta, le marquis de Ré lui apparut grand et beau de trente ans de triomphes intimes et de gloires mondaines. Ses aventures lui faisaient cortège. Il avait séduit trois générations de femmes et laissé au cœur de toutes