Page:Anatole France - Le Petit Pierre.djvu/249

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que j’y ai ajouté par la suite est moins solide que ce vieux fonds.

J’ai reçu des lèvres de ma vieille servante le bon langage français. Mélanie parlait peuple et paysan. Elle disait castrole, ormoire et colidor[1]. À cela près, elle aurait pu donner des leçons de bien-dire à plus d’un professeur et à plus d’un académicien. On retrouvait sur ses lèvres la diction fluide et légère des aïeux. Ne

  1. Quand on dit comme nous, gens instruits, le lierre pour l’ierre et le lendemain pour l’en demain, on ne devrait pas faire les dégoûtés en entendant le parler populaire, Mélanie disait une légume et caneçon pour caleçon ; mais, doucement ! Une légume est dans La Bruyère et caneçon est dans l’État de la France pour 1692. Il me souvient d’une histoire que Mélanie m’a contée et que je ne puis me retenir de mettre ici. Un jour de ce bel été qui fut le dernier que nous passâmes ensemble, comme elle était assise sur un banc du Luxembourg, je mangeais de baisers ses joues ridées. Feignant la peur, la bonne créature s’écria :

    — Tu veux me dévorer, mon petit monsieur ! As-tu donc été changé en loup-garou ?

    Je lui demandai ce que c’était qu’un loup-garou. Elle ne répondit pas à ma question, mais voici ce qu’elle me conta :

    — Au temps de ma jeunesse, il était au pays un gars à qui des garnements, au cabaret, jurèrent qu’il était loup et qu’il devait manger sa mère. Le gars qui était simple les crut. Rentré, la nuit, dans sa maison, il s’approcha de sa mère qui était couchée au lit et lui dit :

    — Ma mère, ma pauvre mère, il faut que je vous mange. Donnez-moi votre bénédiction : je vais vous dévorer…

    À cet endroit Mélanie s’arrêta. J’eus beau la presser ; elle n’en dit pas davantage. Ce qu’il y avait d’excellent dans les histoires de Mélanie, c’est qu’elles n’étaient pas finies.