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LES DIEUX ONT SOIF

vers, non toutefois sans jeter les yeux sur la nuque dorée de sa jolie voisine ni sans respirer avec volupté la peau moite de cette petite souillon. Le poète Lucrèce n’avait qu’une sagesse ; son disciple Brotteaux en avait plusieurs.

Il lisait, faisant deux pas tous les quarts d’heure. À son oreille, réjouie par les cadences graves et nombreuses de la muse latine, jaillissait en vain la criaillerie des commères sur l’enchérissement du pain, du sucre, du café, de la chandelle et du savon. C’est ainsi qu’il atteignit avec sérénité le seuil de la boulangerie. Derrière lui, Évariste Gamelin voyait au-dessus de sa tête la gerbe dorée sur la grille de fer qui fermait l’imposte.

À son tour, il entra dans la boutique : les paniers, les casiers étaient vides ; le boulanger lui délivra le seul morceau de pain qui restât et qui ne pesait pas deux livres. Évariste paya, et l’on ferma la grille sur ses talons, de peur que le peuple en tumulte n’envahît la boulangerie. Mais ce n’était pas à craindre : ces pauvres gens, instruits à l’obéissance par leurs antiques oppresseurs et par leurs libérateurs du jour, s’en furent, la tête basse et traînant la jambe.

Gamelin, comme il atteignait le coin de la rue, vit assise sur une borne la citoyenne Dumonteil,