Page:Anatole France - Les dieux ont soif.djvu/122

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
112
LES DIEUX ONT SOIF

elle recevait avec magnificence, comme la souveraine d’un vaste empire, les députés des assemblées primaires qui avaient accepté la constitution. Le fédéralisme était vaincu : la République une, indivisible, vaincrait tous ses ennemis.

Étendant le bras sur la plaine populeuse :

— C’est là, dit Évariste, que, le 17 juillet 91, l’infâme Bailly fit fusiller le peuple au pied de l’autel de la patrie. Le grenadier Passavant, témoin du massacre, rentra dans sa maison, déchira son habit, s’écria : « J’ai juré de mourir avec la liberté ; elle n’est plus : je meurs. » Et il se brûla la cervelle.

Cependant les artistes et les bourgeois paisibles examinaient les préparatifs de la fête, et on lisait sur leurs visages un amour de la vie aussi morne que leur vie elle-même : les plus grands événements, en entrant dans leur esprit, se rapetissaient à leur mesure et devenaient insipides comme eux. Chaque couple allait, portant dans ses bras ou traînant par la main ou faisant courir devant lui des enfants qui n’étaient pas plus beaux que leurs parents et ne promettaient pas de devenir plus heureux, et qui donneraient la vie à d’autres enfants aussi médiocres qu’eux en joie et en beauté. Et parfois l’on voyait une jeune fille grande et belle qui sur