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LES DIEUX ONT SOIF

au bord d’une rivière, près d’un bois. Les ormeaux du chemin fuyaient sur leur passage. À l’entrée des villages, les mâtins s’élançaient de biais contre la voiture et aboyaient aux jambes des chevaux, tandis qu’un grand épagneul couché en travers de la chaussée se levait à regret ; les poules voletaient éparses et, pour fuir, traversaient la route ; les oies, en troupe serrée, s’éloignaient lentement. Les enfants barbouillés regardaient passer l’équipage. La matinée était chaude, le ciel clair. La terre gercée attendait la pluie. Ils mirent pied à terre près de Villejuif. Comme ils traversaient le bourg, Desmahis entra chez une fruitière pour acheter des cerises dont il voulait rafraîchir les citoyennes. La marchande était jolie : Desmahis ne reparaissait plus. Philippe Dubois l’appela par le surnom que ses amis lui donnaient communément :

— Hé ! Barbaroux !… Barbaroux !

À ce nom exécré, les passants dressèrent l’oreille et des visages parurent à toutes les fenêtres. Et, quand ils virent sortir de chez la fruitière un jeune et bel homme, la veste ouverte, le jabot flottant sur une poitrine athlétique, et portant sur ses épaules un panier de cerises et son habit au bout d’un bâton, le prenant pour le girondin proscrit, des sans-culottes l’appréhen-