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LES DIEUX ONT SOIF

bord de ses paupières, et elle ne les chassait pas. Dans les bras de sa mère, elle avait vu passer Louis XIV en carrosse.

Il y avait soixante ans qu’elle avait fait le voyage de Paris. Elle conta d’une voix faible et chantante aux trois jeunes femmes debout devant elle qu’elle avait vu l’Hôtel de Ville, les Tuileries et la Samaritaine, et que, lorsqu’elle traversait le Pont-Royal, un bateau qui portait des pommes au marché du Mail s’était ouvert, que les pommes s’en étaient allées au fil de l’eau et que la rivière en était toute empourprée.

Elle avait été instruite des changements survenus nouvellement dans le royaume, et surtout de la zizanie qu’il y avait entre les curés jureurs et ceux qui ne juraient point. Elle savait aussi qu’il y avait eu des guerres, des famines et des signes dans le ciel. Elle ne croyait point que le roi fût mort. On l’avait fait fuir, disait-elle, par un souterrain et l’on avait livré au bourreau, à sa place, un homme du commun.

Aux pieds de l’aïeule, dans son moïse, le dernier-né des Poitrine, Jeannot, faisait ses dents. La Thévenin souleva le berceau d’osier et sourit à l’enfant, qui gémit faiblement, épuisé de fièvre et de convulsions. Il fallait qu’il fût bien malade, car on avait appelé le médecin, le citoyen Pelleport, qui, à la vérité, député