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LES DIEUX ONT SOIF

dames, aux valets de l’ancien régime il substituait des Génies, des Libertés, des Égalités. Il avait déjà esquissé toutes ses figures, il en avait terminé plusieurs, et il était pressé de livrer à Desmahis celles qui se trouvaient en état d’être gravées. La figure qui lui paraissait la mieux venue représentait un volontaire coiffé du tricorne, vêtu d’un habit bleu à parements rouges, avec une culotte jaune et des guêtres noires, assis sur une caisse, les pieds sur une pile de boulets, son fusil entre les jambes. C’était le « citoyen de cœur », remplaçant le valet de cœur. Depuis plus de six mois Gamelin dessinait des volontaires, et toujours avec amour. Il en avait vendu quelques-uns, aux jours d’enthousiasme. Plusieurs pendaient au mur de l’atelier. Cinq ou six, à l’aquarelle, à la gouache, aux deux crayons, traînaient sur la table et sur les chaises. Au mois de juillet 92, lorsque s’élevaient sur toutes les places de Paris des estrades pour les enrôlements, quand tous les cabarets, ornés de feuillage, retentissaient des cris de « Vive la Nation ! Vivre libre ou mourir ! » Gamelin ne pouvait passer sur le Pont-Neuf ou devant la maison de ville sans que son cœur bondît vers la tente pavoisée sous laquelle des magistrats en écharpe inscrivaient les volontaires au son de la Marseillaise.