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LES DIEUX ONT SOIF

tenaillé, arrosé de plomb fondu, tiré à quatre chevaux et jeté au feu, M. Joseph Gamelin, debout derrière elle, n’avait pas cessé de la complimenter sur son teint, sa coiffure et sa taille.

Elle vida le fond de son verre et continua de se remémorer sa vie.

— Je te mis au monde, Évariste, plus tôt que je ne m’y attendais, par suite d’une frayeur que j’eus, étant grosse, sur le Pont-Neuf, où je faillis être renversée par des curieux, qui couraient à l’exécution de M. de Lally. Tu étais si petit, à ta naissance, que le chirurgien croyait que tu ne vivrais pas. Mais je savais bien que Dieu me ferait la grâce de te conserver. Je t’élevai de mon mieux, ne ménageant ni les soins ni la dépense. Il est juste de dire, mon Évariste, que tu m’en témoignas de la reconnaissance et que, dès l’enfance, tu cherchas à m’en récompenser selon tes moyens. Tu étais d’un naturel affectueux et doux. Ta sœur n’avait pas mauvais cœur ; mais elle était égoïste et violente. Tu avais plus de pitié qu’elle des malheureux. Quand les petits polissons du quartier dénichaient des nids dans les arbres, tu t’efforçais de leur tirer des mains les oisillons pour les rendre à leur mère, et bien souvent tu n’y renonçais que foulé aux pieds et cruellement