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LES DIEUX ONT SOIF

Élodie dans le ravissement. Élodie disait des choses douces, utiles et particulières. Puis, quand elle jugea qu’elle ne pouvait tarder davantage, elle se leva avec décision, donna à son ami les trois œillets rouges fleuris à sa fenêtre et sauta lestement dans le cabriolet qui l’avait amenée. C’était une voiture de place peinte en jaune, très haute sur roues, qui n’avait certes rien d’étrange, non plus que le cocher. Mais Gamelin ne prenait pas de voitures et l’on n’en prenait guère autour de lui. De la voir sur ces grandes roues rapides, il eut un serrement de cœur et se sentit assailli d’un douloureux pressentiment : par une sorte d’hallucination tout intellectuelle, il lui semblait que le cheval de louage emportait Élodie au delà des choses actuelles et du temps présent vers une cité riche et joyeuse, vers des demeures de luxe et de plaisirs où il ne pénétrerait jamais.

La voiture disparut. Le trouble d’Évariste se dissipa ; mais il lui restait une sourde angoisse et il sentait que les heures de tendresse et d’oubli qu’il venait de vivre, il ne les revivrait plus.

Il passa par les Champs-Élysées, où des femmes en robes claires cousaient ou brodaient, assises sur des chaises de bois, tandis que leurs enfants jouaient sous les arbres. Une marchande