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Page:Anatole France - Les dieux ont soif.djvu/91

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LES DIEUX ONT SOIF

nomme)… puisque je ne peux pas me nourrir moi-même ?

— Ah ! s’écria la jolie fille blonde, nous en avons encore pour une heure, et il faudra, ce soir, recommencer la même cérémonie à la porte de l’épicière. On risque la mort pour avoir trois œufs et un quarteron de beurre.

— Du beurre, soupira la citoyenne Dumonteil, voilà trois mois que je n’en ai vu !

Et le chœur des femmes se lamenta sur la rareté et la cherté des vivres, jeta des malédictions aux émigrés et voua à la guillotine les commissaires de sections qui donnaient à des femmes dévergondées, au prix de honteuses faveurs, des poulardes et des pains de quatre livres. On sema des histoires alarmantes de bœufs noyés dans la Seine, de sacs de farine vidés dans les égouts, de pains jetés dans les latrines… C’étaient les affameurs royalistes, rolandins, brissotins, qui poursuivaient l’extermination du peuple de Paris.

Tout à coup la jolie fille blonde, au fichu chiffonné, poussa des cris comme si elle avait le feu à ses jupes, qu’elle secouait violemment et dont elle retournait les poches, proclamant qu’on lui avait volé sa bourse.

Au bruit de ce larcin, une grande indignation souleva ce menu peuple, qui avait pillé les hôtels