Page:Anatole France - Nos enfants.djvu/57

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ments de vieux braves. Penchés sur le parapet de l’estacade, ils regardent le large. Ils n’y voient pas seulement la ligne bleue qui marque les confins légers de la mer et du ciel. La mer n’amuse pas leurs yeux par ses couleurs fines et changeantes, ni le ciel par les figures colossales et bizarres de ses nuages. Ce qu’ils voient en regardant le large, c’est quelque chose de plus touchant que la teinte des eaux et la figure des nuées : c’est une idée d’amour. Ils épient les barques qui s’en sont allées à la pêche et qui vont reparaître à l’horizon, amenant, avec la crevette à pleins bords, l’oncle, le frère aîné et le père.

La petite flottille va montrer bientôt là-bas, entre l’Océan et le ciel du bon Dieu, sa toile blanche ou bise. Aujourd’hui le ciel est pur, la mer tranquille ; le flot pousse doucement les pêcheurs à la côte. Mais l’Océan est un vieillard changeant, qui prend toutes les formes et chante sur tous les tons. Aujourd’hui il rit ; demain il grondera dans la nuit sous sa barbe d’écume. Il fait chavirer les barques les plus agiles, qui pourtant ont été bénies par le prêtre, au chant du Te Deum ; il noie les patrons les plus habiles et c’est par sa faute qu’on voit, dans le village, devant les portes où sèchent les chaluts auprès des paniers, tant de femmes coiffées du béguin noir des veuves.


FIN