Page:Anatole France - Pierre Nozière.djvu/34

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tendresse et d’amour. Je goûtais à vivre une joie inexprimable.

Tout à coup, un bruit sourd de chute retentit dans la cour ; un bruit profond et comme lourd, inouï, qui me glaça d’épouvante.

Pourquoi, par quel instinct ai-je frissonné ? Je n’avais jamais entendu ce bruit-là. Comment en avais-je, instantanément, senti toute l’horreur ? Je m’élance à la fenêtre. Je vois, au milieu de la cour, quelque chose d’affreux ! un paquet informe et pourtant humain, une loque sanglante. Toute la maison s’emplit de cris de femmes et d’appels lugubres. Ma vieille bonne entre, blême, dans la salle à manger :

« Mon Dieu ! le marchand de lunettes qui s’est jeté par la fenêtre, dans un accès de fièvre chaude ! »

De ce jour, je cessai définitivement de croire que la vie est un jeu, et le monde une boîte de Nuremberg. La cosmogonie du petit Pierre Nozière alla rejoindre dans l’abîme des erreurs humaines la carte du monde connu des Anciens et le système de Ptolémée.