Page:Anatole France - Rabelais, Calmann-Lévy, 1928.djvu/203

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Lorsque le vieux Thamus, pâle et rasant le bord,
À la place prescrite eut crié : « Pan est mort ! »
Le rivage s’émut, et, sur les flots tranquilles,
Un long gémissement passa, venu des Îles.
On entendit les airs gémir, pleurer des voix,
Comme si, sur les monts sauvages, dans les bois
Impénétrés, les dieux, aux souffles d’Ionie,
Les dieux, près de mourir, disaient leur agonie.
Le soleil se voila de jets de sable amer ;
Un âpre vent fouetta les vagues de la mer,
Et l’on vit, soufflant l’eau de leurs glauques narines,
Les phoques de Protée et ses vaches marines
S’échouer, monstrueux, et pareils à des monts,
Sur l’écueil blanc d’écume et noir de goémons.
Puis, tandis que Thamus, le vieux patron de barque,
Serrait le gouvernail et jurait par la Parque,
Un silence se fit et le flot se calma.
Or, le mousse avait pu grimper en haut du mât,
Et, tenant à deux mains la voilure et l’antenne :
Père ! s’écria-t-il tout à coup, capitaine !
Père ! un vol de démons ailés et familiers
Vient sur la mer, dans le soleil, et par milliers,
Si près de nous que leur essaim frôle les planches
De là barque ! Je les vois passer, formes blanches.
Ils chantent comme font les oiseaux dans les champs ;
Leur langue est inconnue et je comprends leurs chants.
Ils chantent : Hosanna ! Les entendez-vous, père ?
Ils disent que le monde a fini sa misère,
Et que tout va fleurir. Père, ils disent encor
Que les hommes vont voir un nouvel âge d’or !
Un dieu nous le promet, un enfant dont les langes
N’ont ni dessins brodés à Tyr, ni larges franges
Pourpres, et qui vagit dans la paille et le foin…
Quel peut être, pour qu’on l’annonce de si loin,
Cet enfant-dieu, né pauvre, en un pays barbare ?
D’un coup brusque le vieux Thamus tourna la barre :
Les démons ont dit vrai, mon fils. Depuis le temps
Que Jupiter jaloux foudroya les Titans,
Et depuis que l’Etna mugit, crachant du soufre,
L’homme est abandonné sur terre, l’homme souffre,