Page:Anatole France - Rabelais, Calmann-Lévy, 1928.djvu/212

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N’est mon talent : je suis un diable issu
De noble race, et qui n’a jamais su
Se tourmenter ainsi que font les autres.
Tu sais, vilain, que tous ces champs sont nôtres ;
Ils sont à nous dévolus par l’édit
Qui mit jadis cette île en interdit.
Vous y vivez dessous notre police.
Partant, vilain, je puis avec justice
M’attribuer tout le fruit de ce champ ;
Mais je suis bon, et veux que dans un an
Nous partagions sans noise et sans querelle.
Quel grain veux-tu répandre dans ces lieux ?
Le manant dit : — Monseigneur, pour le mieux
Je crois qu’il faut les couvrir de touzelle ;
Car c’est un grain qui vient fort aisément.
— Je ne connais ce grain-là nullement,
Dit le lutin. Comment dis-tu ?… Touzelle ?…
Mémoire n’ai d’aucun grain qui s’appelle
De cette sorte ; or, emplis-en ce lieu ;
Touzelle, soit ! Touzelle, de par Dieu !
J’en suis content. Fais donc vite et travaille ;
Manant, travaille ! et travaille, vilain !
Travailler est le fait de la canaille :
Ne t’attends pas que je t’aide un seul brin,
Ni que par moi ton labeur se consomme ;
Je t’ai jà dit que j’étais gentilhomme,
Né pour chômer et pour ne rien savoir.
Voici comment ira notre partage :
Deux lots seront, dont l’un, c’est à savoir
Ce qui hors terre et dessus l’héritage
Aura poussé, demeurera pour toi ;
L’autre, dans terre, est réservé pour moi.
L’août arrivé, la touzelle est sciée,
Et, tout d’un temps, sa racine arrachée
Pour satisfaire au lot du diableteau.
Il y croyait la semence attachée,
Et que l’épi, non plus que le tuyau,
N’était qu’une herbe inutile et séchée.
Le laboureur vous la serra très bien.
L’autre au marché porta son chaume vendre :