Page:Anatole France - Thaïs.djvu/84

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ses yeux de phosphore. On contait dans le faubourg qu’elle était magicienne et qu’elle se changeait en chouette, la nuit, pour rejoindre ses amants. On mentait : Thaïs savait bien, pour l’avoir souvent épiée, que sa mère ne se livrait point aux arts magiques, mais que, dévorée d’avarice, elle comptait toute la nuit le gain de la journée. Ce père inerte et cette mère avide la laissaient chercher sa vie comme les bêtes de la basse-cour. Aussi était-elle devenue très habile à tirer une à une les oboles de la ceinture des matelots ivres, en les amusant par des chansons naïves et par des paroles infâmes dont elle ignorait le sens. Elle passait de genoux en genoux dans la salle imprégnée de l’odeur des boissons fermentées et des outres résineuses ; puis, les joues poissées de bière et piquées par les barbes rudes, elle s’échappait, serrant les oboles dans sa petite main, et courait acheter des gâteaux de miel à une vieille femme accroupie derrière ses paniers sous la porte de la Lune. C’était tous les jours les mêmes scènes : les matelots, contant leurs périls, quand l’Euros ébranlait les algues sous-marines, puis jouant aux dés ou aux osselets,