Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/136

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l’empire[1]. Toutes ces populations sont pour la plupart trop faibles, trop morcelées, pour avoir aucune prétention à l’indépendance ; elles se laisseront assimiler par le seul fait du progrès de la civilisation, partout peu favorable aux petites tribus et aux langues fermées. Beaucoup de ces allogènes, comme les Finnois de l’intérieur ou les Géorgiens du Transcaucase, sont presque aussi dévoués au tsar que ses sujets russes proprement dits. D’autres, tels que les 2 000 000 d’Esthes et de Lettons des provinces baltiques, trouvent dans le gouvernement russe un protecteur vis-à-vis d’une oligarchie aristocratique ou bourgeoise de 160 000 Allemands. Ces derniers mêmes et leurs congénères de l’intérieur sont, en dépit des séductions du dehors, intéressés à demeurer sujets d’un État où, malgré leur petit nombre, ils occupent une si large place ; où, grâce à l’ancienneté de leur civilisation, grâce à certaines de leurs qualités germaniques, à leur goût du travail, à leur esprit d’ordre et d’exactitude, grâce aussi à la camaraderie, aux relations mondaines et aux influences de cour, ils ont longtemps rempli les hauts postes de l’armée et des carrières civiles, si bien que, dans le grand empire slave, l’Allemand semblait naguère encore la race privilégiée[2].

Cette espèce de suprématie de l’Allemand, tantôt dans la vie publique et tantôt dans la vie privée, n’est pas sans exciter, chez les Russes, des défiances et des jalousies qui,

  1. D’après M. Rittich, la population du Caucase, avant même les annexions, sanctionnées par le traité de Berlin, était divisée en douze groupes principaux, parlant soixante-huit dialectes différents.
  2. La proportion des Allemands va en augmentant progressivement des emplois inférieurs aux emplois supérieurs civils ou militaires. On connaît l’exclamation poussée par Alexandre III, alors prince héritier, lors d’une réception du haut état-major. Comme on venait de lui présenter plusieurs généraux de nom germanique, « enfin ! » s’écria le prince au premier nom russe qu’il entendit. Il a du reste couru, sur l’antipathie du futur Alexandre III et de sa femme pour l’Allemagne et les Allemands, plusieurs légendes qui ont exposé à de fâcheuses mésaventures les Français qui les ont prises à la lettre. Une fois, par exemple, l’on de nos ambassadeurs ayant, à la suite d’un dîner officiel, remercié le césarevitch des sympathies qu’il nous avait témoignées durant la guerre de 1870-71, le prince héritier tourna le dos sans rien répondre.