Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/166

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théorie qui vouait les peuples du Nord à la liberté, ceux du Sud à la servitude. À une certaine latitude, dans un ensemble donné de conditions physiques, le Nord peut courber les âmes comme les corps, et la civilisation seule être capable de les redresser. Le grand avantage du Nord, c’est que chez lui cette efficacité libératrice de la civilisation est toujours possible, tandis que dans les contrées tropicales le succès final en semble encore douteux.

Une des qualités que le climat et la lutte contre la nature ont le plus développées chez le Grand-Russien, c’est le courage passif, l’énergie négative, la force d’inertie. L’endurcissement au mal est depuis longtemps l’idéal populaire du Grand-Russe. Ce sentiment se faisait jour dans un vieux jeu national, une sorte de pugilat rustique qui, au lieu d’un assaut de force ou d’adresse, était un assaut de patience, le vainqueur étant non pas celui qui terrassait son adversaire, mais celui qui recevait le plus de coups sans demander grâce. La vie, d’accord avec l’histoire, a formé le Grand-Russe à un stoïcisme dont lui-même ne comprend pas l’héroïsme, stoïcisme provenant d’un sentiment de faiblesse et non d’un sentiment d’orgueil, et parfois trop simple, trop naïf, pour paraître toujours digne. Personne ne sait souffrir comme un Russe, personne, mourir comme lui. Dans son tranquille courage devant la souffrance et la mort, il y a de la résignation de l’animal blessé ou de l’Indien captif, mais relevée par une sereine conviction religieuse.

La première fois que j’ai rencontré le paysan russe, c’était en 1868, en Palestine, au mois de mars, au commencement du carême. Je campais sous la tente au bord des étangs de Salomon, non loin de Bethléem. La nuit avait été troublée par une de ces tempêtes de vent et de pluie assez fréquentes en Syrie dans cette saison. Nous avions été rejoints par un groupe de ces pèlerins russes qui parcourent la Terre Sainte en troupe, à pied, un bâton à la main, sans autre bagage qu’une besace et une écuelle. C’étaient