Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/184

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grande izba du village, parfois louée en commun à cet effet : à la clarté des vacillantes loutchines, sorte de torches faites d’éclats de bois résineux, elles tenaient leurs posidelki, veillées rustiques d’un peuple que l’hiver même forme à la sociabilité. Après avoir en causant filé du lin ou de la laine, les jeunes filles, rejointes par leurs fiancés, se mettaient à chanter quelques-uns de ces chants mêlés de chœurs, chers au peuple russe, ou à danser une de leurs danses lentes qu’accompagnait la balalaïka, aujourd’hui trop souvent supplantée par le vulgaire accordéon.

Le printemps met un terme à ces soirées villageoises en rendant au paysan la terre et les tapis de gazon, et en ramenant le khorovod en plein air. La fin de l’hiver ou le premier printemps est le plus triste et le plus désagréable moment de l’année. Au lieu de l’herbe verte, une mer de boue ; au lieu des parfums de la campagne, la puanteur du dégel. Il y a comme une décomposition, comme une corruption de la nature avant sa résurrection annuelle ; mais combien cette résurrection est saisissante, comme elle est attendue et fêtée après le long deuil de l’hiver ! Rien dans nos climats ne donne l’idée d’un pareil rajeunissement. Le printemps rend en même temps la vie à la terre et à l’eau. Après cent cinquante ou deux cents jours de neige, il fait enfin reparaître la terre verte, qui avait absolument disparu ; il découvre de nouveau les rivières, les lacs et les golfes, convertis par l’hiver en mornes et mortes surfaces, il brise les glaces qui les enchaînaient, il leur restitue la couleur, le murmure, la mobilité de l’onde, il les crée à neuf pour ainsi dire. C’est tout un élément, c’est le monde liquide tout entier, auquel avril ou mars rend comme par enchantement l’existence. Lorsque depuis l’automne il n’est tombé du ciel que de la neige, les premières pluies elles-mêmes font une impression de surprise et presque de joie, analogue au plaisir que donnent dans le Midi les premières gouttes d’eau, après de longues semaines de chaleur et de sécheresse. Aussi les enfants