Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/188

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dans l’épais linceul de neige que le printemps seul soulèvera.

Toutes ces vicissitudes des saisons sont vivement senties des Russes, personne n’a su comme eux les rendre. Aucune nuance de cette pâle nature, aucun reflet du ciel, aucune ombre de la terre n’a échappé à leurs yeux, aucun son, aucun murmure à leurs oreilles. « Au seul mouvement des feuilles, j’aurais, les yeux fermés, reconnu la saison ou le mois de l’année, » dit quelque part un de leurs écrivains[1]. Ils ont décrit avec amour cette terre russe, qui à la longue prend, pour celui qui l’a une fois ressenti, un charme pénétrant, ainsi qu’un visage dont la beauté est dans l’expression. Ils l’ont peinte dans ces alternatives des saisons qui, à peu de mois de distance, offrent à leur pinceau des mondes si différents. D’elle aussi, ils ont reçu un double talent qui frappe souvent dans leurs tableaux, le sentiment des couleurs et le sentiment des nuances, l’entente des grandes lignes et des masses, avec l’entente des détails et des accessoires. C’est que dans ces vastes plaines, d’ordinaire dépourvues de plans successifs, il n’y a guère de milieu entre les effets d’ensemble et les effets isolés, entre la longue forêt et un bouquet d’arbres, entre la steppe sans limite et un buisson de broussailles. Si l’immensité invite l’œil à se perdre dans l’horizon, chaque détail un peu apparent finit par attirer invinciblement l’attention. Rien ne saurait rendre la grandeur d’un coucher de soleil dans les steppes du sud entre la mer d’Azof et la Caspienne, par exemple. En même temps, dans ces plaines unies, comme sur une scène vide, chaque personnage, chaque objet, se détache sur l’immensité uniforme avec une singulière vigueur ; un arbre, une cabane, un homme, un cheval, prennent une importance et presque une taille plus grande. Aussi, pour employer une comparaison vulgaire, les Russes ont-ils une rare facilité à contempler la nature par ces deux

  1. Ivan Tourguénef, le plus grand peintre des grands romanciers russes.